Misa Nishida

L’Irlandais se leva de la pierre sur laquelle il somnolait depuis un moment, et bailla bruyamment en s’étirant. Il posa ses mains sur son dos et fit craquer ses vertèbres. Il avait mal dormi.
- Ca t’apprendra à te vautrer sur des putains de caillasses…, marmonna Kärl derrière lui.
L’Irlandais détestait beaucoup de choses. Il détestait avoir faim, avoir froid. Il détestait mal dormir. Mais surtout, il détestait qu’on lui répète avec condescendance des choses qu’il savait déjà. Et ça, c’était la spécialité de Kärl.
- Si je me souviens bien, on aurait PU dormir dans quelque chose qui ressemblait à peu près à un lit, cette nuit. Quelque chose de confortable. Tu te souviens de ce que ça veut dire, confortable, ou ça aussi ça s’est barré de ta tête en même tant que le peu de matière qu’il y restait encore ?
Kärl poussa un grognement. Chaque fois qu’il était un peu trop désagréable, l’irlandais ne manquait pas une occasion de lui rappeler les effets ravageurs que ces putains de doses avaient eu sur son crâne. Des effets qu’il ne souhait à personne. A part, peut-être, à l’irlandais… Mais c’était une autre histoire. La veille, ils avaient trouvé une baraque dont le toit, à moitié effondré, les aurait malgré tout à peu près protégés de la pluie battante, mais Kärl avait insisté pour partir malgré les protestations de l’Irlandais. La  vue d’une répugnante araignée l’avait dissuadé de rester. L’irlandais ne s’était pas privé pour l’insulter. Comme si cet abruti pouvait imaginer le genre d’images qui lui restaient de la dernière dose qu’il s’était injecté. De vagues souvenirs lui remontèrent, et il crut voir un instant danser devant ses yeux un insecte fantomatique dont les multiples pattes s’agitaient dans le vide. Foutues hallucinations. Il n’y avait qu’une seule chose à faire dans ces cas là : fermer les yeux, et attendre que ça passe.

L’irlandais lança un coup d’œil à Kärl. Cet enfoiré était encore en train de faire une crise, ça se voyait comme un eunuque dans un bain public. Avec un soupir, il regretta pour la millième fois de ne pas être armé. Un bon gros flingue, ça vous rassure son homme.
- Tu crois qu’on en a pour longtemps avant d’arriver ?, demanda-t-il à son compagnon.
- Ta gueule.
- Nan mais tu crois que tu parles à qui là ?
Kärl, malgré tous ses défauts, n’était pas du genre à envoyer quelqu’un paître de façon aussi franche.
- Ta gueule, je te dis. Y a un truc.
- Quel  genre de truc ?
- Un genre de truc qui fait du bruit alors que ça essaye de ne pas en faire.
- Quelqu’un ?, demanda l’Irlandais en ramassant une pierre aussi lourde que possible.
- J’espère. Si c’est quelque chose, on est dans la merde.

D’un commun accord, ils s’étaient mis d’accord pour se référer aux… saloperies, en les appelant « quelque chose ». Beaucoup plus simple. Survivre était une chose, garder une certaine stabilité émotionnelle était au moins aussi important.
Kärl, les yeux toujours clos, était aux aguets. Le… Truc… approchait. Des bruits de pas extrêmement discrets… a peine trahis par un roulement de pierre de temps en temps. Il remarqua qu’il avait arrêté de respirer depuis un moment, tout entier absorbé par l’écoute de la chose…
Kärl n’eut pas le temps de souffrir. Il était bien trop fragile physiquement pour survire à l’impact. Une énorme pierre lui fracassa la tempe, et il s’effondra dans la boue. L’Irlandais fit volte face. Ou était cette saloperie ? Il entendit le sifflement de la pierre jetée à son visage avant de la voir, et sa bouche se remplit du goût salé du sang. Deux de ses dents avaient sautées. « Enculé ! », hurla-t-il en agitant les bras, cherchant à attraper cette menace invisible. Un croche pied venu de nulle part le fit basculer en avant et il s’effondra dans la terre gorgée d’eau de pluie, du sang de Kärl, et probablement d’un bon paquet de produits répandus là par quelques millénaires d’humanité intensive.
- Je crois que ton pote est mort… murmura une voix à son oreille. Je pensais pas en finir aussi rapidement.
- Qui… t’es… salopard ?
- Je préfère « salope », si ça ne te dérange pas. J’ai ma féminité, s’il te plaît.
L’Irlandais tenta de se relever, mais une main invisible le maintenait plaqué au sol.
- T’es avec… eux ?
- Si par « eux » tu entends les gens que tu as trahis en t’enfuyant pour poursuivre je ne sais quelle connerie de rêve de liberté, alors la réponse est oui. Est-ce que tu l’as encore ?
- De quoi ?
- A ton avis ? Ton pouvoir ?
- Non… Kärl ne l’avait plus non plus…
La poigne se relâcha et l’Irlandais se redressa. Son assaillante était redevenue visible, et se tenait face à lui. Elle était petite, d’apparence maigre. Jolie sans être belle, ou l’inverse, elle plongeait son regard dans le sien, et ce qu’il y lisait ne lui laissait rien augurer de bon, et le fait qu’il fasse deux têtes de plus qu’elle ne le rassurait même pas.
- Désolée… Si j’avais su, j’aurais tapé moins fort.
- Tu vas me tuer ?
- Non… Si tu n’as plus ton pouvoir, je ne vais te laisser vivre.
- Tu me crois ? Je pourrai te mentir…
- Si tu avais un pouvoir utile, tu m’aurais massacré. Donc oui, je te crois.
- Et Kärl ?
- Lui, je pensais qu’il était plus solide. Désolée, encore… Mais il n’aurait pas duré longtemps.
L’Irlandais jura entre ses dents. Le pire était que la salope avait raison.
- Et maintenant ? On va faire quoi ? demanda-t-il.
- Sans ton pouvoir, tu n’es plus une menace. Je vais te laisser vivre.
- Tu n’étais pas censé nous tuer ? Sinon, pourquoi t’es là ?
- Pour ton pote, c’est déjà réglé. Pour toi, j’aurais qu’à leur dire que je t’ai buté, et puis voilà.
- C’est tout ?
- Hum… Pas vraiment…
Elle lui lança une pierre grosse comme le poing.
- Tu pourrais péter quelques dents de ton pote ? Je les ramènerai comme preuve que je l’ai abattu.
il y eut un instant de flottement. Assez pour que l’Irlandais réfléchisse.
- Et pour moi… Tu vas leur ramener quoi ?
Elle lui adressa un sourire apitoyé.

- Choisis.
***
La nuit n’allait pas tarder à tomber, mais Misa ne s’inquiétait pas. Elle n’allait pas tarder à rentrer chez elle et, dans le pire des cas, elle pourrait toujours utiliser ce merveilleux pouvoir qu’on lui avait injecté pour s’abriter. Elle toussa, et un peu de sang perla au coin de ses lèvres. Evidemment, il y avait toujours cette fâcheuse histoire de contre coup, mais Misa ne s’en faisait pas trop. Elle ne se rendait pas si souvent que ça invisible – seulement quand elle devait attraper les idiots qui quittaient la structure – et elle était encore jeune. Elle avait encore un bon paquet d’années d’espérance de vie qu’elle pouvait sacrifier pour se sauver la vie. Le genre de joli paradoxe que seules les doses  pouvaient permettre.
Mise accéléra le pas, et le petit sac en toile qu’elle portait à la hanche heurta avec plus de force sa cuisse. Elle devait faire vite, ou ses « preuves » ne seraient plus en état de prouver grand-chose le temps qu’elle arrive. Evidemment, il aurait été plus simple de tuer l’Irlandais aussi, mais elle n’aimait pas tuer. Estropier était bien plus pratique, et il était plus facile de faire taire sa conscience en donnant une petite chance de s’en sortir à l’autre. L’Irlandais, par exemple, pourrait très bien vivre encore quelques années. S’il survivait à l’hémorragie, bien sûr.
Non, vraiment, la journée avait été bonne. La structure – elle avait toujours aimé appelé comme ça ses supérieurs – serait heureuse d’apprendre deux déserteurs avaient été éliminés. Misa finirait bien par l’avoir, cette foutue promotion.