Limstella - Gaiden 2

Cela faisait quatre mois que Limstella vivait près de la bordure du désert, chez cette femme sans nom que tous ici appelaient "l'ours". L'ours accueillait huit réfugiés. Tous étaient arrivés dans la région suite à quelque méfait qu'ils ne pouvaient pas assumer et, perdus dans leur environnement et leur psyché, n'avaient trouvé sens à leur vie. Elle les protégeait des dangers locaux, leur apprenait les bases de l'italien si cela était nécessaire, et tenter de les convaincre d'aller se livrer aux autorités sans pour autant les y forcer. Limstella hésitait sur ce point. Elle commençait à prendre conscience de la gravité de ses actes, cependant la haine qu'elle éprouvait pour sa victime surpassait encore la répugnance envers son propre geste. Elle demeurait convaincue qu'elle avait fait le bon choix.

Sa vie reprenait un semblant de rythme sain. Elle quittait l'ours tous les matins pour aller aider à décharger les colis pour la supérette, participait aux chasses s'il y en avait - elle avait appris à tirer à l'arc - puis elle s'occupait de quelques babioles administratives pour la mairie. La ville tentait de conserver une certaine normalité sans jamais parvenir à l'effleurer. La criminalité y atteignait en effet des taux records, et il était courant de trouver un cadavre dans les rues. Pourtant, les pompes funèbres ne prospéraient pas: personne n'était prêt à payer des sommes indécentes pour un macchabée lorsque la fosse commune faisait l'affaire. On avait proposé à Limstella d'enseigner le français aux enfants de cycle élémentaire. Malgré ses réticences, elle avait accepté pour un cours d'essai. Ce fut un désastreux échec. Chaque fois qu'elle entendait la voix d'un enfant, d'horribles images lui revenaient en tête.

Sa paye cumulée était faible, mais constituait un apport financier suffisant aux yeux de l'ours. Nul ne savait par quel moyen elle parvenait à faire entrer autant d'argent, ni qui elle était en réalité; mais chacun la respectait au plus haut point de par sa générosité et son impartialité. Dans cette région hostile, elle était l'une des rares à demeurer fidèle à ses principes et honnête. On l'appréciait et on la craignait, ce qui lui évitait les questions embarrassantes, même de la part de ses réfugiés, les "oursons". Limstella continuait de lire, préférant s'isoler plutôt que de tisser un lien quelconque avec ses compagnons d'infortune. Souvent, elle se rendait en pleine nature et s'entraînait, si bien qu'elle eut fini par atteindre un niveau remarquable. Cela dit, lors des chasses, elle biaisait volontairement son talent pour éviter de se faire remarquer. Et il ne s'agissait pas là d'une simple répercussion de sa timidité. Une machination commençait à s'ourdir au fond de son esprit.

Elle se mit en place un jour de printemps, alors qu'elle rentrait chez l'ours après une journée de labeur chargée. Une série de plainte attira son attention, parvenant même à la faire sortir de son ouvrage, ce qu'elle détestait particulièrement. Un homme à la silhouette haute prenait la fuite avec le fruit de son larcin, soit un sac et quelques bijoux de fortune. Sa victime, une vieille femme qui devait s'appuyer sur une canne pour marcher, se retrouvait les quatre fers en l'air. Les passants s’agglutinaient autour d'elle, s'inquiétant de son état de santé suite au choc. D'autres, plus téméraires, couraient en vain après le malfaiteur. Ils ne pourraient pas le rattraper, sa taille et l'effet de surprise lui donnaient une avance considérable. Pour le piéger, il fallait le surprendre à son tour en anticipant ses mouvements. Il représentait tout ce qui faisait de cet endroit un enfer. Limstella avait observé des semaines durant les individus de son espèce. Transie par la peur mais sentant monter en elle une vague d'adrénaline, elle se mit à courir, dans une direction opposée au malfrat.

Quelques minutes plus tard, son arc en main, elle s'accroupit sur le toit d'une maison. Y grimper avait, étonnamment, été chose aisée. Une fois que la peur du vide et de la chute étaient comblés, elle s'était rapidement rendue compte du nombre de prises faciles nécessaires à son escalade: briques mal alignées, gouttières, fenêtres. La façade d'une habitation était en réalité tout sauf lisse. Parvenir à se percher en hauteur fut grisant. Rabattre sur son visage une capuche sombre le fut plus encore. Elle était parfaitement dissimulée dans l'ombre de la nuit, invisible aux yeux de tous. Un messager de la mort. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit capable d'agir, de faire avancer les choses, d'être une héroïne antique. Comme prévu, sa cible passa quelques mètres sous ses pieds. Il était presque certain qu'il viendrait ici. En effet, nombres de ruelles croisaient cet endroit, le rendait parfait lorsqu'il s'agissait de semer des poursuivants non-avisés. Limstella sortit une flèche de son carquois, banda son arc, et tira, sans la moindre hésitation. Le projectile traversa le crâne dans un bruit sec. Elle avait réussi, et ce ne serait que le premier d'une longue victime.

Plus aucun livre ne vint grignoter le temps désormais précieux de la jeune femme. Dès qu'elle avait du temps libre, elle traînait dans les rues, observant tous les hommes qui la croisaient. Ils étaient des monstres. Pas seulement ceux qui commettaient des crimes, mais également ceux qui regardaient sans rien faire, qui détournaient les yeux, qui s'en contentaient. Ses meurtres se succédèrent, et elle en tirait une immense satisfaction. Laisser parler sa haine enfouie depuis des années lui faisait un bien fou. Son compteur pointait sur quatre lorsque l'ours l'intercepta, un jour qu'elle rentrait de l'une de ses virées macabre. Toujours aussi imposante, les bras croisés, elle interpella son ourson alors qu'il était sur le point de passer par la porte de derrière à pas de loup.

-Eh! On peut savoir ce que tu fous?

Limstella eut un sursaut mais ne perdit pas contenance. Elle était certes subjuguée par ses actions récentes mais n'en oubliait pas pour autant de prévoir un coup d'avance. Elle avait donc laissé son arc derrière elle et rabaissé sa capuche malgré la fine pluie qui humectait sa chevelure.

-Je ne voulais pas déranger en rentrant si tard.

-Ouais, ça je veux bien le croire. Et t'étais où?

-Chez mon petit ami.

Son rougissement, naturel du fait de la tension qu'elle ressentait, fut tout à fait convainquant. Mais pas pour l'ours.

-Me prends pas pour une conne. T'en as pas. Tu déteste les gens. Personne n'es aussi associable que toi. T'as une autre histoire bidon ou tu me laisses te dire mes quatre vérités?

Limstella ne répondit pas. Elle savait pertinemment que ce n'était pas une question. On ne pouvait rien cacher à l'ours. Tout lui venait aux oreilles d'une manière ou d'une autre, peu importe les moyens employés pour conserver ses secrets. Sa réputation n'était pas volée. Limstella fit mine de l’indifférence la plus totale. Elle ne voulait pas montrer sa soumission. Toute la reconnaissance qu'elle éprouvait pour son substitut de relation maternelle ne devait pas entraver sa liberté et sa fierté. L'ours s'approcha, enragée, et la plaqua sans ménagement contre le mur le plus proche. Son visage s'approcha au plus près de celui de la jeune fille, qui se rendit compte qu'elle était autrement plus terrifiante que les hommes qu'elle avait abattu.

-Tu as tué quatre personnes. Ta vie ne valait pas plus que les leurs. J'ai tout fait pour toi. Je t'accueille sous mon toit, je te nourris, je t’empêche de crever dans l'anonymat le plus total. Il est hors de question que tu ternisses ma réputation. Va. Disparais de ma vue.

Limstella acquiesça en silence. L’ours allait voir son souhait s’exaucer. Elle ne verrait plus le visage de Limstella, ni aucun autre. Le couteau se planta dans sa gorge, laissant un flot incontrôlable de sang en émaner. L’imposante femme, ébahie, sentit la vie se déverser par ce torrent. Ses paupières se fermèrent d’elle-même pour ne plus s’ouvrir. Elle ne comprit qu'au seuil de la mort qu'elle avait fait une erreur. Limstella était plus douée qu'elle. Au cours de ses investigations, elle avait compris que la ville ne connaissait la terreur que du fait d'un seul homme. Ou plutôt d'une seule femme. Tous les brigands de la région obéissaient à l'ours au doigt et à l’œil. Mais il n'y aurait plus jamais d'ours. Rabattant sa capuche, empoignant son arc quelques mètres plus loin, Limstella disparut dans la nuit.